Dans cette période de tumultes, où les revendications et les prétentions vont bon train, il est nécessaire de revenir sur un concept souvent utilisé à mauvais escient. Les derniers bouleversements opérés au sein des sociétés musulmanes soulèvent de nombreuses interrogations, notamment sur leur devenir et celui de leurs populations. Plus généralement, on voit émerger, de part et d’autre du globe, une contestation des systèmes en place et une remise en cause de l’organisation des états.
Comment devrait-on organiser la société, a-t-on les outils adéquats, les moyens sont-ils suffisants, quelle base doit être la référence pour faire régner la justice, l’équité, pour donner à chaque individu sa place, pour que chacun puisse jouir pleinement de ses droits, pour préserver l’intégrité des biens et des personnes…voilà de quoi il retourne.
C’est dans ce contexte d’agitation qu’un thème refait surface drainant avec lui ses partisans et ses détracteurs…la Sharia… Mais qu’est ce donc que ce « charabia », ce vocable qui n’est apparemment pas emprunté au latin, ni au grec, et qui n’a rien d’anglo-saxon ?
Le mot « Sharia » vient de la racine arabe composée de trois lettres de l’alphabet arabe : « Shîn (SH) – Râ’ (R) – ‘Ayn ». Les arabes emploient cette racine pour exprimer différentes choses telles que :
1. Le commencement d’une action
2. L’idée de limpidité, l’évidence, la clarté
3. Une source d’eau abondante, apparente et facile d’accès
4. Un chemin clairement tracé
Cette racine est utilisée régulièrement dans le Coran et la Sunna pour référer aux règles instaurées par Dieu et qui délimitent une voie pour Ses serviteurs. Cela englobe non seulement les différents aspects de la croyance, les actes mais aussi le comportement de l’individu et les mœurs de la société. En somme, il s’agit de la religion toute entière. Et ceci est le sens véritable donné à la sharia par les savants d’hier et d’aujourd’hui.
Cependant, les juristes musulmans emploient souvent le mot « sharia » dans un sens restreint, il désigne alors exclusivement les règles relatives aux actes, qu’il s’agisse d’actes d’adoration (prière, jeune, etc.) ou des transactions sociales (mariage, divorce, commerce, etc.).
La « sharia » est donc le commencement, un fondement homogène sur lequel on construit. Une source pure, claire, limpide, celui qui s’en abreuve n’aura aucun mal à se satisfaire et n’aura jamais à craindre la pénurie. C’est une nourriture pour l’âme, une plénitude pour le cœur, un cadre épanouissant pour l’individu et salvateur pour la société. C’est le chemin clair tracé par le Seigneur à l’attention de Ses serviteurs, ceux qui aspirent à une vie meilleure, ici-bas et dans l’au-delà.
Voilà donc ce qu’est la Sharia : un système d’organisation à la fois solide et complexe ayant pour lignes directrices les recommandations divines et prophétiques. Libre à chacun d’y adhérer ou non en effet, Dieu a dit : {Point de contrainte [pour rentrer] dans la religion} (Sourate La Vache, al-Baqara ; 2 : 256) Mais le croyant est convaincu que : {Ceux que vous adorez en dehors de Dieu ne sont que des noms que vous avez inventés, vous et vos ancêtres, et auxquels le Seigneur n’a conféré aucun pouvoir. En vérité, le pouvoir (al-hukm) n’appartient qu’à Dieu qui a prescrit de n’adorer que Lui. Telle est la vraie religion, mais bien peu de gens le savent.} (Sourate Yûsuf, 12 : 40) Le pouvoir désigné ici est le pouvoir législatif (al-hukm), le droit à légiférer, qui est une des spécificités du Seigneur et ce {pouvoir n’appartient qu’à Dieu}. Le monothéisme exige de restituer à chacun ses caractéristiques et ses droits, il faut rendre à César ce qui est à César et à Allah ce qui est à Allah !
Mais la Sharia est faite de telle manière qu’elle est intemporelle, elle n’est pas un système figé ou rétrograde. Elle n’appelle pas à circuler à dos de chameaux ou à porter des turbans, sa vocation est d’organiser la société à différents échelons, sur les plans économique, social, politique, en lui donnant des orientations et des principes généraux qui la contraignent sans lui imposer un modèle précis. Par exemple, elle ordonne la justice et la bienfaisance, la consultation dans les affaires publiques, la préservation et la restitution des droits des individus mais ne décrit pas en détail les différentes manières de s’appliquer. C’est pourquoi Allah nous dit : {Il a créé aussi les chevaux, les mulets et les ânes qui vous servent à la fois de montures et d’apparat. Et Il crée d’autres choses dont vous ne soupçonnez même pas la nature ! ® Dieu tient à montrer la Voie droite, bien que certains s’obstinent à suivre des voies tortueuses.} (Sourate Les Abeilles, an-Nahl, 16 : 8, 9) Allah crée des situations et des contextes que l’être humain est incapable d’imaginer, mais dans le même temps, Il lui fournit les dispositions qui lui permettent de vivre en harmonie et de s’adapter en lui montrant la Voie, la marche à suivre afin qu’il puisse vivre en toute aisance sans renier ses principes : {Dieu tient ainsi à vous faciliter l’accomplissement de vos devoirs religieux et non à vous le rendre difficile.} (Sourate La Vache, al-Baqara, 2 : 185) En somme, la Sharia est un système souple, fait pour s’adapter à tout lieu, à toute époque et à toute communauté.
Certes, ses fondements sont immuables, le monothéisme reste le monothéisme, la prière reste la prière, l’obéissance reste l’obéissance et la désobéissance reste la désobéissance mais dans Son immense sagesse et Son extrême bonté, le Créateur a voulu rendre flexible et multiple l’application de certains principes de la religion. L’homme peut alors, en tout temps, et en toute quiétude, distinguer le bon du mauvais, le bien du mal, car son Seigneur lui a déclaré {licite les bonnes choses et illicite les mauvaises choses} (Sourate Les Murailles, al-Acrâf, 7 : 157).
Voici donc un aperçu général de cet état d’esprit, de cette vision de vie qu’on appelle Sharia. Aussi, quelle grossière erreur – grotesque, dirais-je même – que de résumer la Sharia à ses seules peines légales, c’est comme si l’on réduisait la démocratie au système carcéral et aux restrictions des libertés individuelles liées aux crimes et aux délits et que l’on ramenait l’équation à cette expression simpliste : « démocratie égale prison ». Cette utilisation systématique du mot de sorte à le dénaturer et lui faire perdre son sens réel révèle, de la part de son usager, un sérieux manque d’objectivité et un dédain pour l’honnêteté intellectuelle.